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Katsuhiro Otomo : l'auteur d'Akira au cœur d'un ouvrage inédit et passionnant

Katsuhiro Ôtomo a fêté ses cinquante ans de carrière en 2023, et aura 70 ans en 2024. [GEORGES GOBET/AFP]

Akira, Dômu, Steamboy... S'il est un auteur symbole de la grandeur du manga en France, c'est bien Katsuhiro Ôtomo. Mangaka, réalisateur, illustrateur, l'homme fait l'objet d'un livre-somme publié aux éditions Pix'n Love. CNEWS a interviewé son auteur, Ludovic Gottigny, spécialiste du manga en France.

Artiste incontournable de la culture japonaise, Katsuhiro Ôtomo incarne encore aujourd'hui une génération d'auteurs qui a révolutionné la vision du manga et de l'animation japonaise à l'international. Au même titre qu'Hayao Miyazaki, le visionnaire derrière Akira - son œuvre phare - a déclenché un tsunami dès les années 1980. Dans l'ouvrage «Ôtomo - La nouvelle vague du manga» (éd. Pix'n Love), le spécialiste Ludovic Gottigny s'est lancé dans une croisade étalée sur plus de 570 pages, mettant en lumière les multiples facettes de cet auteur qui s'apprête à fêter ses 70 ans en 2024. Un récit passionnant regorgeant de détails inédits sur la vie d'Ôtomo, depuis ses débuts modestes jusqu'à son triomphe. Un homme qui fut le tout premier mangaka à recevoir le prestigieux Grand prix de la ville d'Angoulême au FIBD de 2015, et fait Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres en 2005. 

En quoi Katsuhiro Ôtomo peut-il être considéré comme un auteur qui a révolutionné son époque ?

Ludovic Gottigny : Ôtomo est le chaînon manquant, en quelque sorte, entre la tradition du story manga d'Osamu Tezuka, le mouvement Gekiga, qui quelque part en constituait la négation, et une veine nettement plus européenne héritée en particulier de Moebius et de toute la galaxie Métal Hurlant. C'est un artiste qui a émergé du Gekiga, à savoir d'un courant fondé sur la volonté d'un réalisme presque photographique mais malgré tout pétri d'exagérations théâtralisées, pour développer un style jamais vu, original, hybride et très personnel. Les Japonais ont alors parlé de «Choc Ôtomo», ou «d'un avant et d'un après Ôtomo», quelque chose à mi-chemin entre le Gekiga d'un Kazuhiko Miyaya et le Manga tel qu'on l'entendait en lisant Tezuka et Shôtarô Ishimori. Personne avant lui n'avait osé représenter les Japonais dans toutes leurs particularités physiques, et personne ne s'était emparé à ce point des influences thématiques, visuelles et spirituelles héritées de la contre-culture, qu'elles proviennent du manga d'avant-garde des revues COM ou GARO, du cinéma, de la musique, du théâtre underground ou encore de l'illustration.

Son souffle a tout balayé sur son passage et a fait écoleLudovic Gottigny

Le style résolument original qui en a découlé était si neuf, si rafraîchissant, et d'une perfection formelle et narrative si forte, que son souffle a tout balayé sur son passage et a fait école. Il fut dès lors l'un des plus éminents fers de lance de ce qu'on a appelé au Japon dans le manga la Nouvelle Vague (New Wave, en «Japonais»), laquelle a donné son sous-titre à mon ouvrage. Il s'agit d'un mouvement qui s'emparait de la tradition graphique et narrative établie pour mieux la détricoter et la restituer dans un cadre foncièrement inédit, totalement avant-gardiste et expérimentale, en marge de la scène commerciale et de ses exigences de rendement.

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En 2021, Katsuhiro Ôtomo (au centre) faisait partie des personnalités qui ont rencontré Emmanuel Macron, lors de son voyage au Japon. © Etienne BALMER / AFP

Peut-on dire que ses travaux ont contribué à internationaliser l'animation japonaise ?

En termes cinématographiques, Ôtomo aura porté l'animation japonaise à de nouveaux sommets d'exigence et de qualité, initiant dès sa participation à Genma Taisen au début des années 1980 un courant graphique réaliste, qui explosera bien entendu avec son adaptation d'Akira, et que des réalisateurs comme Mamoru Oshii et surtout Satoshi Kon porteront ensuite plus avant. Akira a constitué pour beaucoup, la porte d'entrée vers l'univers de l'animation japonaise et plus largement de toute la pop-culture nippone, établissant le phénomène mondial de la Japanimation puis l'enracinement du manga (dont la France est le deuxième marché mondial après le Japon, rappelons-le !). Le succès de l'assimilation des messages du Cool Japan dans le monde entier lui doit donc énormément.

Beaucoup de sujets ont été traités sur lui, quel angle avez-vous souhaité adopter pour aborder un tel monument de manière différente ?

En réalité, en Occident, Ôtomo le mangaka a souvent été réduit à Akira et Dômu, grosso modo, et son travail de cinéaste à quelques films d'animation incontournables comme Akira, Memories ou Steamboy, tandis que la réalité de son implication dans d'autres projets high profile a parfois été exagéré à des fins marketing. Les ouvrages existants sur cet artiste se bornent généralement à traiter ces quelques accomplissements inévitables, certes majeurs et souvent inégalés, mais qui révèlent finalement assez peu l'ampleur et la diversité du corpus de cet artiste multi-facettes, créateur insatiable et insatisfait qui s'est frotté à de nombreux médiums, dont il a à chaque fois fini par repousser les limites ou en révéler des possibilités inattendues.

Mon objectif a été de revenir aux sources de ce qui définit Ôtomo en tant que créateur.

Mon objectif a donc été de revenir aux sources de ce qui définit Katsuhiro Ôtomo en tant que créateur, en suivant les circonvolutions de son cheminement artistique, que ce soit dans le manga, l'animation, le cinéma en prise de vues réelles ou ses diverses performances artistiques. Ce qui impliquait d'être exhaustif, car chaque projet témoigne de son évolution et de ses objectifs. L'ouvrage est ainsi divisé par ces quatre grandes parties qui permettent, je l'espère, d'éviter l'écueil d'un récit strictement chronologique et de mettre l'emphase sur le développement de son ambition artistique au cœur de chaque médium.

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L’avez-vous déjà rencontré par le passé ?

Non, hélas. Pas à titre personnel, en tous cas. J'ai bien entendu eu le plaisir de le croiser et de l'entendre parler à quelques occasions, comme à Angoulême. J'étais au premier rang de sa masterclass lors du FIBD en 2016, notamment, je n'aurais manqué ça pour rien au monde. Mais c'est un homme très occupé et particulièrement protégé par son éditeur, si bien qu'il n'est pas aisé de l'approcher en dehors d'événements spécifiques et de périodes de promotion, lesquelles sont de plus en plus rares au fil des ans.

Si Kodansha s'est montré bienveillant à mon égard quand je leur ai présenté mon projet rédactionnel, ils ne m'ont cependant pas permis d'entrer en contact avec l'artiste. La vénérable maison d'édition nippone avait conditionné une mise en relation avec le Sensei à l'obligation de réaliser un ouvrage dit «officiel», notion qui sous-entendait que le contenu soit soumis à leur validation et, de fait, potentiellement altéré de façon conséquente. Sans compter que ce processus pouvait prendre des lustres, alors que les recherches et l'écriture du bouquin me demandaient déjà plusieurs années de travail. J'ai préféré rester fidèle à ma ligne directrice et au projet que j'avais en tête, tel que je l'entendais, et m'assurer aussi d'une publication en 2023...

Justement pourquoi publier ce livre cette année ?

Cette date est particulièrement symbolique et importante, puisqu'elle correspond au cinquantième anniversaire des débuts professionnels d'Ôtomo. Cette décision a été d'autant plus facile à prendre que je disposais de 50 ans d'archives médiatiques japonaises sur l'artiste et qu'il m'était tout à fait possible de recueillir ses impressions ainsi que celles de son entourage à chaque étape de sa carrière. Sans oublier le «parrainage» du plus grand spécialiste nippon de l'artiste, Jun'ya Suzuki, dont la générosité et la bienveillance m'ont permis de combler certaines lacunes dans mon récit. Je n'ai donc pas ressenti de manque à cet égard, même si rencontrer Ôtomo aurait évidemment été précieux pour approfondir sa réflexion sur le présent et le futur.

Quel genre d’homme est-ce en dehors de son travail ?

Il renvoie l'image d'un homme sophistiqué, ce qu'il est foncièrement, mais c'est aussi et surtout quelqu'un qui, paradoxalement, est resté très simple, proche de ses racines provinciales et très attaché aux moments de convivialité sans chichis, sans cérémonie. Il n'a jamais fait mystères de son attrait pour les beuveries entre amis (rires). C'est un authentique cinéphile, amoureux de musique, de lecture, de rakugo, de jeux vidéo et... de cyclisme. En tant qu'artiste, il ne tombe pas dans l'écueil de la fausse modestie mais fait néanmoins toujours preuve de l'humilité et de l'éternelle insatisfaction propres aux plus grands.

Par ailleurs, c'est un homme qui «parle vrai», à savoir qu'il surprend souvent son auditoire et ses différents interprètes à l'étranger par une absence de langue de bois qui peut être désarmante venant d'un Japonais, dont on attend généralement un langage plus policé voire convenu, sans vouloir faire une généralité. Même au Japon, il n'hésite pas à mettre les pieds dans le plat, quel que soit le sujet. Il accorde une grande valeur à l'authenticité de sa démarche artistique et de son éthique personnelle, ce qui a toujours généré chez lui une franchise un peu brut de décoffrage, quand il s'adresse à autrui mais aussi quand il s'auto-analyse. S'il lui est arrivé de faire des concessions bon gré mal gré, c'est avant tout un artiste qui n'a jamais voulu renoncer à son ambition et à ses principes. C'est ce qui lui a permis d'obtenir des avancées qu'aucun artiste n'a pu obtenir avant lui au Japon.

Il a aussi un côté touche-à-tout assez méconnu en France finalement...

Effectivement, on a souvent tendance à résumer Ôtomo à sa production de mangaka (Akira, essentiellement) ou de cinéaste (d'animation, la majeure partie du temps) alors qu'il a tout de l'artiste complet, dont la grande curiosité et l'appétit insatiable l'ont conduit à se remettre sans cesse en question et à explorer des domaines et supports créatifs multiples. Ce n'est un secret pour personne qu'Ôtomo est aussi un très grand illustrateur et designer. Il a créé de nombreux visuels pour des affiches, des romans et livres de toutes natures, des jaquettes d'albums et des key arts publicitaires pour des événements très divers. Il a aussi développé des logos pour des entreprises, produit des concepts graphiques très élaborés pour des projets animés, bien sûr, mais aussi des publicités, des jeux vidéos, collaboré avec des artistes en vue comme le roi du collage Kôsuke Kawamura (Visuel principal de l'expo Genga, Inside Babel, Akira The Wall...)...

On connaît moins le plasticien, avec ses fresques pour l'aéroport de Sendai (Kinka Doji chevauchant les vagues accompagné de Fujin et Raijin) et l'inauguration d'une place sur le campus Ookayama de l'Institut Technologique de Tokyo (Elements of Future), sans oublier ses objets d'art comme celui - très kitsch ! - élaboré pour le 30e anniversaire du Tokyo Dome ou son «digital art» vertical situé dans le Shibuya Scramble Square (Colors over scramble). C'est aussi un chroniqueur très demandé (ses chroniques illustrées Manjû Kowai, Carbon Heart, Oshare Handle, Oyajishu ou encore Musica Nostra sont restées célèbres dans l'archipel) et un scénariste forcément très attendu. En définitive, il est impossible de le réduire à une seule dimension artistique. Son univers et son talent se déclinent dans tous les médiums qui constituent un challenge intéressant à ses yeux. Katsuhiro Ôtomo, c'est un artiste de la Renaissance, finalement (rires).

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© Kōdansha/Katsuhiro Otomo All rights reserved

Est-ce difficile de vivre sous le poids d’Akira pour lui, un chef d’œuvre qu’on pourrait croire indépassable dans sa carrière ?

Ça n'a jamais été un poids pour lui à mon sens, car il s'est toujours montré fier de ce qu'il avait accompli artistiquement avec ce manga, et conscient de l'écho qu'il lui a permis d'obtenir dans le monde entier. Si la démarche fut sans doute un peu plus frustrante avec le film, il a eu le temps depuis de prendre conscience de l'empreinte que celui-ci a laissé sur la pop culture internationale et en définitive de s'enorgueillir quelque peu de cet accomplissement. Je pense à titre personnel qu'Ôtomo est conscient que nombre d'artistes rêveraient d'être «réduits» à un phénomène de cette magnitude. En revanche, oui, c'est un créateur visionnaire qui déteste refaire ce qu'il a déjà fait. En ce sens, il n'a donc jamais vécu Akira comme l'Everest insurpassable de sa carrière. Après Akira, son cheval de bataille aura été d'explorer de nouveaux territoires avec l'animation 100 % numérique (avec Memories et Steamboy, entre autres), sans oublier ses premières amours que sont le cinéma en prises de vue réelles et l'illustration.

Le véritable frein à sa carrière, s'il y en avait un, tiendrait davantage à son degré d'exigence et son perfectionnisme qui l'ont conduit à refuser de transiger sur le résultat qu'il avait en tête, ce qui a rendu moins évidente la concrétisation de ses projets en termes de budget et de temps. Pour Ôtomo, qui s'envisage comme un artiste au sens le plus pur du terme, c'est à dire non-assujetti aux contraintes d'ordre commercial, qui fut un parangon du courant New Wave du manga qui se revendiquait en marge de la scène commerciale, le succès populaire Akira donnerait presque l'impression d'être un «accident de parcours». Sauf que, comme d'habitude chez lui, tout était planifié, tout était pensé de façon tout à fait consciente : Akira constituant une démarche délibérée visant à se frotter au story manga commercial. Pour «voir ce que ça faisait», en quelque sorte, tout en lui donnant l'opportunité de rendre à ses idoles Tezuka, Ishinomori et Mitsuteru Yokoyama tout ce qu'elles lui avaient apporté.

Mais Ôtomo étant Ôtomo, il l'a fait avec un niveau de finition ahurissant pour un manga soumis aux contraintes d'une prépublication dans un mangashi. Il a toujours été là où il voulait être, en définitive, c'est-à-dire là où on ne l'attend pas. C'est un artiste qui ne s'accomplit que dans l'adversité, quand il explore de nouveaux horizons, lorsqu'il se frotte à de nouveaux défis ou qu'il concrétise ses pulsions créatrices les plus personnelles.

Ôtomo : la nouvelle vague du manga, de Ludovic Gottigny, éd. Pix'n Love, édition simple : 29,90 € ; édition collector : 39,90 €.

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