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Légendes du roi Arthur : grâce au médiéviste Emanuele Arioli, «Ségurant, le chevalier au Dragon, a enfin retrouvé sa place à la Table ronde»

Le héros arthurien, longtemps resté dans l'oubli, est enfin remis au goût du jour. [© Dargaud/Bibliothèque nationale de France. Bibliothèque de l'Arsenal.]

La geste arthurienne s'agrandit. Fruit de dix ans de recherches dans toute l'Europe, le médiéviste franco-italien Emanuele Arioli a retrouvé et recomposé le récit des aventures de Ségurant, le chevalier au Dragon. Un héros injustement tombé dans l'oubli durant des siècles, qui retrouve enfin son siège à la Table ronde et dans les librairies.

Le fruit du hasard. Quand, en 2010, lors de travaux à la Bibliothèque de l'Arsenal, à Paris, le jeune archiviste paléographe Emanuele Arioli tombe sur de longs passages d'un manuscrit faisant mention d'un certain Chevalier au Dragon, il pense avoir trouvé un de ces innombrables héros de seconde zone qui peuplent la légende arthurienne.

Après dix années de recherches et vingt-huit manuscrits trouvés en France, Italie, Allemagne, Belgique, Suisse, Grande-Bretagne et États-Unis, ce chevalier Ségurant, loin d'être un figurant, s'avère être au moyen-âge un des personnages centraux du mythe, à l'égal d'un Tristan, Perceval ou Gauvain, et a pu bénéficier de son propre roman, désormais reconstitué, 700 ans après sa première parution. Une quête digne de celle du Graal, que n'aurait pas reniée Indiana Jones, et dont nous parle le chercheur, auteur et acteur franco-italien de 35 ans, alors que le merveilleux fait un retour en force dans nos sociétés.

Quel est le point de départ de cette quête pour ressusciter le chevalier Ségurant ?

Cette quête est avant tout le fruit du hasard. Tout a commencé alors que je consultais à la Bibliothèque de l’Arsenal un ouvrage ayant appartenu à Richelieu, appelé Les Prophéties de Merlin, une œuvre liée aux légendes arthuriennes, écrite vers 1272-1273 en Italie, mais en ancien français. C’est un recueil de prédictions attribuées à l’enchanteur breton, et il contient des références aux romans arthuriens ainsi que des prophéties sur la fin du monde. En le lisant, je suis tombé sur un passage mettant en scène un personnage et un épisode de la Table ronde qui étaient inconnus.

On y découvrait l’histoire d’un chevalier, Ségurant le Brun, surnommé le Chevalier au Dragon. Alors qu’il va à la cour du roi Arthur, un dragon apparaît, et il se lance alors à sa poursuite. Mais, chose étonnante, le manuscrit s’arrête au milieu d’une phrase. Le récit lance plusieurs pistes, mais on n’a pas la suite. Je me suis alors dit qu’il devait y avoir d’autres épisodes à trouver. C’est comme ça que je me suis lancé dans cette recherche, sachant qu’il était très improbable que je tombe sur quelque chose de neuf.

La tâche s’annonçait immense, pour savoir où chercher, parmi la matière impressionnante qui existe dans toute l’Europe, et sans guide d’aucune sorte pour vous orienter ?

C’est une quête qui est très difficile à mener, d'autant plus que les manuscrits du Moyen Âge ont tendance à avoir des titres très vagues, voire être sans titre, par exemple, un simple «Les chevaliers de la Table ronde». Chaque manuscrit, rédigé à la main, est différent des autres et peut contenir plusieurs textes. La suite des aventures de Ségurant pouvait très bien se trouver dans n’importe quel manuscrit lié à la légende du roi Arthur.

À partir du XIIIe siècle, on préfère en plus, plutôt que de retranscrire l’intégralité de ces romans, en faire des sortes de «best of» en n’y prenant que quelques épisodes. Les récits se dispersent ainsi dans différentes œuvres. D’ailleurs, malgré tout ce que j’ai pu rassembler, il demeure des questions sans réponses, ou des passages dans la vie du héros qui semblent manquer d’explications.

Comment se fait-il que le héros soit tombé à ce point dans l’oubli ?

A chaque époque on s’intéresse, ou pas, à une légende. Celle du roi Arthur a un grand succès jusqu’à la Renaissance, servant de modèle à atteindre, notamment pour la noblesse. Ensuite, la chevalerie, jusqu’alors incontournable, perd son rôle central en littérature comme sur le champ de bataille, à cause de l’évolution des techniques de guerre. On oublie un peu les chevaliers, on arrête de lire ces manuscrits, qu’on jette même parfois ou qu'on va découper et réutiliser. Par exemple, certains feuillets ont été réutilisés comme couvertures de registres de notaires.

Puis au XIXe siècle, avec l'essor du Romantisme en Europe, on commence à éditer ces textes, avec un attrait renouvelé pour le Moyen Âge, la chevalerie, le féérique. Mais certains chevaliers ont parcouru les siècles, comme Lancelot ou Gauvain. Alors pourquoi pas Ségurant ? Sans doute pour plusieurs raisons, liée à la perte de manuscrits à cause de catastrophes et d’incendies… Néanmoins, selon moi, cela peut aussi être lié au fait que ses aventures ont été associées aux Prophéties de Merlin, un recueil très en vogue. Et pendant la Renaissance, lors de la période de la Contre-Réforme, au XVIe siècle, l’Église catholique met ces Prophéties de Merlin à l’Index des livres interdits : de nombreux manuscrits contenant les aventures de Ségurant ont pu être brulés.

On rattache forcément la légende arthurienne au monde anglo-saxon, là ou se déroulent la plupart des récits. Pourtant, vos recherches montrent bien que cette légende avait un grand succès dans toute l’Europe ?

A l’origine, c’est une légende celte, qui se déroule dans l’actuelle Grande-Bretagne, et dans la Bretagne française, où l’on parlait des langues celtiques. Pour la légende arthurienne, on ne sait pas quand elle est née précisément, mais on soupçonne qu’un ou plusieurs personnages historiques aient pu inspirer le roi Arthur au VIe siècle environ. Cela dit, la tradition orale s’étale sur plusieurs siècles, ce qui fait que les premières traces d’importance des légendes ne remontent qu’au XIIe siècle.

Ce sont les romans en français qui ont rendu célèbre l'univers arthurien.

Ce corpus traverse la Manche, et ce sont donc à cette époque les romans en français qui rendent célèbre l’univers arthurien, notamment par l’intermédiaire de Chrétien de Troyes. La légende de la Table ronde va alors se diffuser dans toute l’Europe, le français étant alors une langue qu’on lit un peu partout, en Angleterre, en Italie, un peu en Espagne… Cette légende connait un grand succès car elle devient un modèle pour les cours, les nobles et les aristocrates. Les chevaliers lisent et se projettent dans cette littérature. Cette dernière dicte les règles de la vie courtoise, comment il faut aimer, se comporter… En quelque sorte, il y a un jeu de miroirs entre la vie et le roman.

Le chevalier Ségurant serait donc, lui aussi, le fruit d’une longue synthèse entre de nombreuses sources d’inspiration venues de toute l’Europe ?

Les auteurs et les copistes qui ont écrit ou réécrit les aventures du Chevalier au Dragon étaient des anonymes. Quand ils racontaient l’histoire de Segurant, il s’appuyaient sur un cadre qui existait déjà, tout en apportant un nouveau héros. Pourquoi avoir choisi un dragon par exemple ? Du côté de la religion chrétienne, c’est un symbole inconnu du diable, comme lorsque l'archange Michel ou saint Georges terrassent le dragon. Le dragon est aussi déjà présent dans la légende arthurienne, avec Lancelot et Tristan, qui, dans des aventures secondaires, rencontrent et tuent un dragon. Mais, alors qu’il y avait déjà un Chevalier au Lion, Yvain, il manquait encore un chevalier «au Dragon» à la cour du roi Arthur. Le premier auteur, anonyme, a voulu créer ce héros en l’associant à l’animal le plus féroce et le plus merveilleux des légendes bretonnes.

Mais j’ai aussi une autre hypothèse pour expliquer l’invention du Chevalier au Dragon. Il faut savoir que Ségurant est parfois nommé Sigurant dans les premiers manuscrits qui y font référence. Je pense qu’il peut ainsi être lié à Siegfried, le grand héros germanique de la Chanson des Nibelungen, et Sigurd, le plus grand héros de la mythologie scandinave. Eux aussi, combattent un dragon, traversent un mur de feu, et s’emparent d’un trésor enchanté….  

C’est donc un véritable travail d’archéologue en forme de jeu de piste qui vous attendait…

En effet, c’est un travail d’archéologue des mythes et des légendes. Le roman de Ségurant date du XIIIe siècle et est probablement originaire de la région de Venise, où ont été écrites Les Prophéties de Merlin. Pas loin de là, j’ai trouvé des fresques qui permettent de confirmer l'hypothèse d'un lien avec la tradition germanique ou scandinave, au «Castel Roncolo» : les fresques de ce château représentent à la fois Arthur et Siegfried. L’univers d’Arthur et les légendes germaniques ont pu se rencontrer en Italie. Cette région est proche des pays germaniques, mais reçoit aussi la littérature française et les légendes bretonnes : ce Chevalier au Dragon serait donc un héros véritablement européen, créé en Italie, en langue française, dans un univers celte avec une inspiration germanique, voire scandinave.

Tous les manuscrits et les fragments que j’ai trouvés, 28 en tout, sont en français. Cependant, quelques courts passages ont été traduits en italien et on trouve des mentions de Ségurant dans la littérature espagnole, et dans un texte anglais. À son époque, l’histoire du Chevalier au Dragon a dû être un best-seller, et a largement circulé en Europe. La première mention du héros date du XIIIe siècle, et les auteurs en parleront durant trois siècles avant qu’il ne tombe dans l’oubli.

Pour nous, 28 manuscrits, c’est très peu, mais c’est beaucoup par rapport à certains textes fondamentaux de l’époque dont il ne reste qu’une, 5 ou 10 copies. Par comparaison, le texte français du Moyen Âge le plus copié, c’est le Roman de la Rose, conservé dans près de 300 manuscrits, mais il s’agit d’une exception. Ce grand nombre de manuscrits (28), parfois à l’état de fragments, rend la redécouverte si tardive de Ségurant d’autant plus incroyable. 

Une quête, un tournoi, une fée… Quels sont les aspects typiquement arthuriens qu’on trouve dans les aventures de Ségurant ?

Au Moyen Âge, on a l’idée qu’on écrit sur un univers déjà existant, donc les nouveaux auteurs s’insèrent dans une tradition. Ségurant serait alors un nouveau Lancelot, un nouveau Tristan. Mais ce qui est passionnant, c'est que Ségurant est tout de même très différent par rapport à eux.

Les chevaliers de la Table Ronde ont, en principe, une dame, et ils accomplissent des exploits pour elle. Lui n’en a pas, il poursuit un dragon. Et il est aussi accompagné par des personnages improbables, burlesques. Ils apportent de l’humour, une dérision inédite pour ce genre de textes, et qu’on ne trouvera ensuite que bien plus tard en littérature, à la Renaissance ou après, à l’image de Don Quichotte qui offre une parodie et dynamite toutes les conventions médiévales. Si Ségurant s’inscrit donc dans une tradition, il porte également un regard nouveau sur cette matière légendaire.  

La légende arthurienne existe depuis des siècles, elle est largement étudiée par d’éminents spécialistes et adaptée dans tous les formats. Une gageure, ou une chance inouïe, pour un si jeune chercheur, de découvrir ce personnage oublié ?

Oui en effet, ça paraît incroyable de réussir à redonner à Ségurant la place qu'il mérite à la Table ronde après des siècles d'oubli. J’ai même attendu au début parce que j’étais très jeune quand j’ai trouvé la première pièce, et il m’a fallu des années pour trouver les suivantes. Et en plus, ce n’est qu’après le dernier manuscrit trouvé que j’ai pu recomposer la totalité du récit et de l’œuvre. Et puis, il fallait aussi garder une forme de secret sur ces recherches. Ce n’est qu’en 2016, six années après le commencement, que j’ai publié un premier texte sur ma démarche. Et puis il a fallu encore trois ans pour que le texte, qui suscitait beaucoup d’interrogation chez les spécialistes, puisse enfin être publié. 

Vos recherches ont abouti à un impressionnant travail éditorial, entre BD, roman et livre jeunesse.

J’ai en effet pu en tirer plusieurs ouvrages, tout d’abord un travail universitaire en trois tomes, une étude et deux volumes en ancien français, en 2019, aux éditions Honoré Champion. Et, ce mois-ci, je viens de publier une traduction en français moderne, en un volume, aux Belles Lettres, mais aussi une BD, chez Dargaud, dans une version un peu revisitée. J’ai voulu également faire un livre pour enfants, au Seuil Jeunesse, pour raconter à la fois ma quête à travers l’Europe et les aventures de Ségurant : c’est un texte qui veut faire aimer l’histoire aux plus jeunes, leur donnant à rêver sur le travail d’historien et sur cette découverte. J’avais la volonté d’offrir ce texte sous différentes formes à un public très large, d’adultes, d’adolescents et d’enfants.

Je voulais un texte qui fasse aimer l'histoire aux plus jeunes.

C’était une sorte de devoir que de faire renaitre cette légende redécouverte du Moyen Âge qui sommeillait depuis des siècles. C’est aussi une façon d’illustrer comment un même récit peut évoluer, changer de forme, s’adapter au public de son époque, tout en gardant toujours la même essence. Et enfin, le documentaire sur Arte, qui doit être diffusé le samedi 25 novembre, et qui s’attache lui plus spécialement à la longue «traque» de Ségurant, mais qui permet de découvrir à quel point les œuvres et les manuscrits de cette époque sont magnifiques. Ça n’était pas du tout prévu initialement. La chaîne Arte m’avait contacté pour un documentaire sur le Moyen Âge, et c’est au cours d’une discussion que je leur ai parlé de ma quête. Ils sont tombés amoureux de cette histoire et ont voulu en faire un film. 

Notre époque connait un incroyable regain d’interêt pour les légendes, la fantasy, le féérique… Pourquoi est-on si friand de merveilleux ?

Je crois que nous sommes dans une époque désenchantée. On cherche une fuite, un enchantement ailleurs, face à un monde qui ne compte plus ses crises. On cherche à remettre de l’émerveillement dans un monde qui en a de moins en moins. Et le Moyen Âge n’a d’ailleurs jamais connu un tel regain d'intérêt qu'actuellement, ce que je constate parmi les étudiants et les lecteurs par exemple, qui s'intéressent à cette période comme jamais auparavant.

Ségurant, roman illustré pour enfant, le 3 novembre chez Seuil Jeunesse, texte E.Arioli, dessins E.Tanzillo et Alekos, 72 p., 18,90€

Ségurant, le Chevalier au Dragon, roman compilé et traduit par E.Arioli, ed. Les Belles Lettres, 272 p., 13,50€.

Le Chevalier au Dragon, bande dessinée parue chez Dargaud, texte E.Arioli, dessins E.Tanzillo, 104 p., 19,99€.

Le roman disparu de la Table ronde, film de 90 min. réalisé par M.Thiry (réalisation), Emanuele Arioli (scénario), Antoine Carrion (dessin), ZED production, le 25 novembre, 20h50, sur Arte.

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