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Albanie: des enfants prisonniers de la vendetta

La professeure Liljana Luani donne une leçon à Amarildo (g) et Nikolin (d), le 21 septembre 2013 à Mazrek, en Albanie [Gent Shkullaku / AFP/Archives] La professeure Liljana Luani donne une leçon à Amarildo (g) et Nikolin (d), le 21 septembre 2013 à Mazrek, en Albanie [Gent Shkullaku / AFP/Archives]

A neuf ans, Nikolin, et son frère Amarildo, 12 ans, n'ont presque jamais quitté la maison familiale. Ils ne vont pas à l'école, ni ne jouent dehors avec les autres enfants.

Comme eux, en Albanie, à la rentrée, près de 600 enfants n'ont pas pu aller en classe, victimes de la vendetta, une coutume qui remonte au XVe siècle et qui prône la "vengeance du sang par le sang".

A Mazrek, village reculé des montagnes, à 150 km au nord de Tirana, Nikolin et Amarlido passent leur temps dans une pièce sombre et froide, où la lumière du jour pénètre à peine par deux petites fenêtres aux barreaux de fer.

S'ils vivent ainsi comme des prisonniers, c'est que leur vie est menacée. En 1993 - ils n'étaient pas encore nés - leur oncle a tué un voisin lors d'une dispute. Le meurtrier a été condamné à 25 ans de prison. Cela n'a pas suffi à éteindre la soif de revanche de la famille de la victime.

La loi du talion a déjà causé la mort de plusieurs personnes dans les deux camps et les deux enfants pourraient être les prochains sur la liste, quoique parfaitement innocents.

Aucun membre masculin de la famille, quel que soit son âge et son degré de parenté avec celui qui a commis le meurtre, ne peut échapper à la spirale infernale de la vengeance.

"Dehors, c'est la mort qui nous guette", murmure Amarildo, qui a pour seuls compagnons les photos des morts de la famille accrochées aux murs. Il aimerait jouer au ballon dehors avec son frère, son seul ami.

Mais Nikolin et Amarildo ne peuvent même pas sortir jouer devant la maison. Le voisin qui les menace n'habite qu'à une dizaine de mètres. Il y a quelques mois, il a tiré sur la maison avant que le père des garçons ne riposte à son tour. Trop pauvre pour partir, la famille sait aussi qu'elle serait poursuivie où qu'elle s'installe.

Incapable de supporter plus longtemps cette malédiction, Vjollca, la mère des deux garçons, s'est suicidée il y a une semaine alors qu'elle n'avait que 29 ans.

"Je l'ai trouvée pendue dans le grenier", dit Amarildo, la voix étouffée par des larmes.

Pour les obsèques, la famille ennemie leur a accordé seulement une trêve de trois jours.

"Condamnés à mort"

Le seul lien vers le monde extérieur des deux garçons est l'enseignante Liljana Luani, qui vient de Shkodra (nord-ouest) deux fois par mois leur apprendre à lire et écrire.

Manushaqe Qoku (g) devant sa maison à Vrake, en Albanie, le 21 septembre 2013, aux côtés de ses enfants, Marsela 5 ans, Margarita 15 ans, Marjan 13 ans et Marsel 9 ans (de g à d) [Gent Shkullaku / AFP/Archives]
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Manushaqe Qoku (g) devant sa maison à Vrake, en Albanie, le 21 septembre 2013, aux côtés de ses enfants, Marsela 5 ans, Margarita 15 ans, Marjan 13 ans et Marsel 9 ans (de g à d)

"Les enfants de la vendetta sont condamnés à mort", s'indigne cette femme d'une quarantaine d'années qui demande aux autorités albanaises de mettre fin à "ce crime inacceptable dans un pays qui veut intégrer" l'Union européenne.

Selon la tradition, la vendetta épargne les femmes, mais cette règle est parfois violée.

Marie Qoku, une adolescente de 17 ans, a été tuée à Kasnec de Dukagjin (nord) pendant qu'elle travaillait la terre avec son grand-père.

"Elle a été la cible d'une vengeance, car elle était la cousine d'un meurtrier", lâche sa mère, Manushaqe, 30 ans, tout de noir vêtue.

Désormais, Manushaqe s'inquiète du sort de son mari et de ses quatre autres enfants âgés de un à 15 ans qui pourraient être à tout moment les prochaines cibles de la vengeance.

225 personnes ont été tuées par des vendettas au cours des 14 dernières années, selon la police. Mais les organisations non-gouvernementales estiment qu'elles sont bien plus nombreuses.

Le régime communiste, entre la seconde Guerre mondiale et 1992, avait réussi à la faire quasiment disparaître en appliquant la peine de mort dans les cas de vendetta. Mais depuis sa chute, cette tradition sanglante a repris de plus belle.

"La vendetta perdure en raison d'un système judiciaire faible qui pousse les gens à régler les comptes eux-mêmes", fait valoir la sociologue Suela Dani.

Elle souligne qu'une "véritable mobilisation de toutes les structures de l’État" est nécessaire pour enrayer ce fléau, qui détruit la vie des victimes comme de ceux qui cherchent vengeance.

Lorsque son oncle a été tué, Alfred Vekaj, 17 ans, a juré de le venger.

Alfred Vekaj dans une prison de Kavaje, en Albanie,le 20 septembre 2013 [Gent Shkullaku / AFP/Archives]
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Alfred Vekaj dans une prison de Kavaje, en Albanie,le 20 septembre 2013

"Tous les matins en allant à l'école je croisais un homme appartenant à la famille qui a tué mon oncle. Un jour j'ai caché l'arme de ma grande-mère dans mon cartable", raconte-t-il.

Mais Alfred a manqué sa cible et tué un passant.

Il purge maintenant une peine de huit ans de prison à Kavaja, au sud de Tirana. "Au moins ici, je suis vivant", dit-il à l'AFP dans sa cellule.

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