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D. Bouzar : qui sont les jihadistes français ?

Anthropologue et spécialiste du fait religieux, Dounia Bouzar a fondé le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam au mois d'avril 2014. [DR / D. Goupy/Editions Atelier]

Depuis le début de l'année 2014, le nombre de Français soupçonnés de liens avec des filières terroristes dites "jihadistes" a doublé. D'après les derniers chiffres du ministère de l'Intérieur, ils seraient 1.200 embrigadés, dont près de 400 à avoir rejoint les rangs de Daech en Syrie ou en Irak.

 

Dounia Bouzar, fondatrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI) et auteur du livre "Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l'enfer" (Editions de l'Atelier) analyse cette nouvelle face du radicalisme et ses techniques sectaires, d'après les témoignages recueillis auprès des familles de victimes aidées au CPDSI.

(NB : Entretien réalisé avant l'attaque terroriste perpétrée le 7 janvier contre la rédaction de Charlie Hebdo).

 

D'où viennent les jihadistes français ? Sont-ils plutôt issus des classes populaires ou aisées ?

Ce sont majoritairement des adolescents et des jeunes majeurs âgés de 14 à 21 ans. Avant nous observions surtout des jeunes fragilisés au niveau social et familial, sans espoir social et issus de classes populaires. Mais une véritable mutation du discours intégriste se produit : il gagne désormais différentes classes sociales.

Au CPDSI, sur 200 familles, nous traitons 70% de jeunes issus de classes moyennes et 10% de classes supérieures. Certains ont des parents qui sont médecins dans le 16e arrondissement de Paris, beaucoup sont enseignants, éducateurs ou encore avocats. C’est en cela qu’il y a mutation : les intégristes arrivent à retourner des jeunes pleins d'espoir et "biens dans leurs baskets", plus seulement ceux fragilisés. Les familles issues de classes populaires restent touchées, mais elles ont plus peur de nous solliciter.

 

Y a-t-il un facteur géographique ?

Non. Il existe certes des fiefs dotés de réseaux de "chasseurs de têtes", mais nous voyons aussi des ruraux endoctrinés dans des petits villages bretons ou du Sud, qui n’ont jamais vu un musulman de leur vie ou qui n’ont jamais mis les pieds dans une mosquée.

Par le biais d'Internet, des "tribus numériques" se créent : les jeunes peuvent s'attacher à des terroristes et prendre leur voiture pour partir en Syrie ou en Irak sans les avoir jamais rencontrés.

 

Quel serait le point commun à ces individus ?

Chez les filles, nous remarquons qu'elles voulaient pour la plupart exercer des métiers altruistes comme infirmière, médecin ou assistante sociale.

Il y a plus de diversité chez les garçons. Ces jeunes-là veulent combattre ce qu'ils perçoivent comme des injustices et sont attirés par la toute-puissance.

 

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Deux Français ont été identifiés dans la vidéo de décapitation de l'otage américain Peter Kassig et de 18 soldats syriens diffusée le 16 novembre 2014.

 

En combien de temps peut-on être embrigadé ?

Le processus est rapide, entre six semaines et six mois. La moyenne est de deux mois. J'ai ainsi reçu une étudiante en deuxième année de médecine, qui a été "retournée" en six semaines seulement. Cette jeune fille avait pourtant des ressources intellectuelles et de la ténacité, comme le montre son niveau d'étude.

 

Comment se déroule l’embrigadement ?

Les "chasseurs de tête" repèrent par exemple les jeunes sur Internet et se présentent comme des amis, par petits groupes, virtuels ou physiques selon les villes.

Des filles avaient ainsi affiché leur souhait de lutter contre les injustices sociales sur leur profil Facebook. Elles ont été repérées et embrigadées en leur faisant miroiter qu’elles iraient sauver les enfants gazés par Bachar El-Assad. Arrivées là-bas, elles ont constaté qu'il n'y avait aucune action humanitaire en cours et que les "jihadistes" exterminaient aussi les musulmans syriens, puis elles ont été séquestrées.

Les "prédateurs", comme les appellent les familles, attirent les garçons en leur faisant croire qu'ils sont élus pour régénérer le monde et combattre les injustices. Les jeunes peuvent également être attirés par la recherche d’un groupe, d’une communauté d’hommes fraternelle. Ils peuvent aussi être attirés par la toute-puissance, par l’envie d’en découdre avec les autorités. Les intégristes proposent différents "mythes" aux garçons.

 

Comment fonctionne la propagande ? Quels sont ces différents "mythes" ?

L’émir français Omar Omsen, de son vrai nom Oumar Diaby, a été le meilleur rabatteur. Il mélange dans ses vidéos les motifs humanitaires, la manipulation de l’islam, les techniques sectaires, la mise en scène de personnages de jeux vidéo et la théorie du complot... Il parle en Français, "pense" en Français et surfe sur les débats français.

Daech a repris certaines de ses techniques de propagande. Le groupe terroriste a commencé à filmer ses militants en train de distribuer du riz aux pauvres, de mettre des bus en place ou de reconstruire des écoles. Les membres de Daech veulent persuader qu'ils ne sont pas des monstres et qu'ils font "le bien". Ils visent à montrer aux candidats au jihad qu'ils forment une communauté de substitution, une sorte de "deuxième famille".

 

"Endoctrinement mode d'emploi" : trois témoignages et une analyse, conçu par D. Bouzar et réalisé par R. Boukrim pour le CPDSI.

 

Quel est le rôle des réseaux sociaux ?

Les intégristes ont su affiner leurs techniques d'endoctrinement. Le discours des terroristes utilise l'univers de référence du jeune d'aujourd'hui tel que Facebook, les plateformes de vidéo en ligne, les forums et les codes des jeux vidéo.

Les personnages des vidéos de propagande sont issus des jeux vidéo avec lesquelles jouent les jeunes. Ils reprennent par exemple les codes visuels du jeu vidéo "Assassin's Creed", dans lequel le joueur doit combattre en Terre Sainte pour rétablir la justice divine.

 

Quelles sont les techniques d'endoctrinement ?

Les terroristes se servent beaucoup de la théorie du complot. Ils expliquent aux jeunes que le monde leur ment sur tout : la nourriture, les médicaments, l'Histoire et la politique notamment. Ils rompent ainsi le lien de confiance avec les adultes.

Ils utilisent des discours rodés : "Le malaise que tu ressentais avec ta copine, tes résultats scolaires ou tes parents est la preuve que Dieu t'as élu pour te désigner comme le sauveur du monde et que tu détiens la vérité. Comme tu es élu, mais que les autres ne le sont pas, il y a un décalage. Ce que tu vis comme un malaise est en fait la preuve que tu es supérieur au reste du monde. Tu ne le sais pas mais tu as plus de discernement que ta famille et tes amis. Toi tu es le seul à comprendre la vérité, puisque tu es le seul à posséder la vérité."

Ces techniques coupent le jeune de ses amis, de ses activités de loisir, de l'école puis de sa famille. Progressivement, le groupe pense à la place du jeune, définit ce qu'il est et dicte ce qu'il doit faire.

L'endoctriné va vite changer de discours : "Je ne peux plus fréquenter mes amis, ils sont impurs. Le football, la guitare et le dessin c'est le diable." Ou encore : "L'école est tenue par les chefs des complotistes qui veulent nous endormir et garder le pouvoir pour eux."

 

Mais pourquoi les parents ne se rendent-ils pas compte de ce changement ?

C'est une question difficile. Quand le jeune montre ouvertement sa rupture et se confronte à ses parents, ils ont des indicateurs d'alerte et peuvent nous appeler.

Mais dans certains cas, la dissimulation est totale. On a retrouvé une dizaine de lettres laissées par des adolescents, toutes les mêmes, qui avaient été écrites par les intégristes.

Les parents, effondrés, avaient l'impression de ne pas connaitre leur enfant. C'est un kidnapping psychique et physique. Ces parents m'ont beaucoup émue, c'est pour cela que j'ai écrit ce livre.

 

De quoi cet extrémisme religieux (ici l'islam radical) est-il le symptôme ?

Pour moi ce n'est même pas un extrémisme religieux, c'est un projet d'extermination qui manipule l'Islam. Il est le seul discours qui aujourd'hui donne une toute-puissance meurtrière et un "terrain de jeu" concret au terrorisme.

 

Quelle erreur la France a-t-elle commis ?

Nous n'avons pas su faire la différence entre l'islam et le radicalisme. Les musulmans pratiquants ont beaucoup été stigmatisés ces dernières années tandis que le gouvernement a été laxiste avec les radicaux qui se faisaient passer pour de simples musulmans orthodoxes. Cet amalgame leur a profité, l'amalgame profite toujours aux radicaux.

L'erreur politique majeure des vingt dernières années est d'avoir fustigé les mamans qui, portant un foulard à la sortie des écoles, voulaient accompagner leur enfant au théâtre, plutôt que d'empêcher les intégristes de s'installer partout.

 

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"Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l'enfer", par Dounia Bouzar, paru le 9 octobre 2014 aux Editions de l'Atelier

 

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